[Les auteurs – Vanessa Boschloos, Mathilde Leduc et Madelon Dewitte – ne garantissent pas l’exhaustivité des activités et initiatives autour de la recherche de provenance en Belgique mais souhaitent offrir un aperçu général.]

Que se passe-t-il actuellement en Belgique pour retracer l’historique des différents propriétaires de biens spoliés pendant les persécutions nazies? Qu’en est-il de la provenance d’objets archéologiques issus d’anciennes – ou moins anciennes – fouilles ou de pillages de sites? Quelles initiatives et quels projets de recherches ont vu le jour ces dernières années? Nous vous présentons ci-dessous notre deuxième article sur l’état actuel de la recherche de provenance en Belgique; vous trouverez ici la première partie de cet article, qui était consacrée à la recherche de provenances de collections liées au passé colonial belge et aux restes humains.

Concernant les biens juifs spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale (1933-1945)

L’Office de récupération économique (ORE), créée en novembre 1944 par les autorités belges, était chargé de localiser, récupérer et restituer de manière ciblée les œuvres d’art spoliées durant cette période. Après sa dissolution en 1968, les formulaires de déclaration (signalant le transfert de possession d’objets à l’occupant de l’époque) ont d’abord été conservés au Service public fédéral Économie puis ensuite aux Archives générales du Royaume. Les procédures étaient closes mais, dans la deuxième moitié des années 1990, on aperçoit un regain d’intérêt. Une Loi relative à la restitution de biens culturels ayant quitté illicitement le territoire de certains Etats étrangers voit le jour le 28 octobre 1996 (et est modifiée par deux amendements du 15 décembre 1997 et du 26 novembre 2002) et, en 1998, la Belgique adhère aux Principes de Washington. La recherche des propriétaires légitimes s’est également intensifiée avec la création, en 1997, d’une Commission de dédommagement des membres de la communauté juive ou ‘Commission Buysse’. Dans son rapport final, cette Commission (2008) souligne que des recherches de provenance plus approfondies sont nécessaires.

Cependant, contrairement à nos pays voisins, une commission belge de restitution de biens spoliés par les nazis n’a jamais été créée. Il n’existe aucune incitation financière significative pour soutenir la recherche de provenance et les demandes de restitution sont donc traitées ad hoc. La politique de restitution et de recherche de provenance en Belgique est considérée comme réactive (Gardyn 2023). Au sein des gouvernements fédéral et flamand, ceux qui sont compétents en matière culturelle ou de la politique scientifique indiquent qu’ils « examineront si des recherches plus approfondies sont nécessaires » (Sels 2023, p. 389-390).

Dans ses articles et dans son livre publié récemment (2023), le journaliste Geert Sels souligne la nécessité de continuer la recherche de provenance pour les œuvres spoliées entre 1933 et 1945. Il critique notamment le fait que la Belgique, après avoir signé les principes de Washington, n’a pas été en mesure de réaliser un effort constant pour rendre publiquement accessibles les archives et bases de données concernant les œuvres spoliées. De plus, la Belgique a longtemps utilisé une définition trop étroite de ‘biens spoliés’: beaucoup d’œuvres restent à être identifiées, dans les collections belges et à l’étranger, car les Alliés ont renvoyé les objets seulement aux pays à partir desquels ils avaient été envoyés en Allemagne, c’est-à-dire en France et aux Pays-Bas.

Les critiques de Sels ont entraîné des nouvelles discussions parlementaires, entre autres au niveau fédéral à la Chambre des représentants (question n° 55-183 du 8/12/2022) et au Parlement Flamand (les questions 719, 733 et 865 de décembre 2022 et, plus récemment, la question n° 3217 (2022-2023) du 6 juillet 2023). Ces discussions n’ont cependant toujours pas conduit au développement sur le long terme d’une politique (nationale) ou d’un projet de recherche de provenance nationale pour les spoliations 1933-1945. La publication d’une base de données centrale des œuvres récupérées de l’Allemagne après la guerre est toujours en attente.

On peut néanmoins observer quelques actions concrètes. Mentionnons en premier lieu la base de données Looted Art Belgium comprenant les données collectées par l’ORE et numérisées par le SPF Économie, relatifs à environ 2.800 œuvres et objets spoliés. Elle a enfin été mise en ligne en 2022. Toutefois, cela ne concerne que les biens déclarés en 1945, et par des propriétaires qui étaient alors en mesure de le faire.

Capture d’écran de la page web consacrée à la base de données ‘Looted Art Belgium’.

Deuxièmement, la recherche de provenances devient peu à peu plus importante au sein des musées – souvent grâce à l’apport financier de subventions demandées au cas par cas ou de programmes de recherche temporaires – qui leur permettent de partager ces informations sur leur site web. C’est par exemple le cas au Musée des Beaux-Arts de Gand (MSK), au Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers (KMSKA), aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, et au Musée royal des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles (MRBAB). Ce dernier vient de lancer le projet ProvEnhance: Enhancing the provenance data of the collections of the Royal Museums of Fine Arts of Belgium since 1933 (2023-2027), qui vise à établir un cadre scientifique et méthodologique global pour la recherche de provenance en Belgique des œuvres d’art acquises autour de la Seconde Guerre mondiale, par le biais d’une étude de cas sur sa propre collection. Il s’agit d’un projet collaboratif entre le musée, les Archives de l’État, l’Université libre de Bruxelles et l’Université technique de Berlin, financé par le Service public fédéral de programmation Politique scientifique belge (BELSPO), et qui a permis d’engager un programmeur de base de donnée ainsi que deux chercheurs de provenance dans un trajet doctoral.

Ces évolutions sont encourageantes, mais seront-elles suffisantes ?

Concernant les biens archéologiques et les autres catégories d’objets

En Belgique comme ailleurs, d’autres catégories de biens culturels, comme les livres, les archives, les instruments de musique et les objets archéologiques – dans la mesure où ils ne sont pas liés au passé colonial belge –, n’ont pas encore suscité le même intérêt que les catégories déjà évoquées. Les outils et les plateformes, comme les bases de données qui facilitent l’identification de ces objets et de retracer leurs mouvements, sont peu nombreux comparé à ceux développés pour les spoliations de 1933-1945. Pour les biens archéologiques, c’est peut-être dû au fait qu’ils peuvent être issus de fouilles mal ou non-documentées, voire illicites, et que même les fouilles autorisées sont rarement publiées dans des rapports exhaustifs, avec une documentation complète de chaque objet fouillé.

Les plus grandes collections de biens culturels d’Asie, des Amériques, d’Océanie, et de la Méditerranée antique se trouvent aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, au Musée royal de Mariemont et au Museum aan de Stroom (MAS) à Anvers. La recherche de provenance sur ces collections se fait occasionnellement: dans le cadre d’une exposition, d’une demande de restitution, d’un travail académique ou d’un projet de recherche sur les restes humains ou des objets liés au passé colonial belge. Du manque de support administratif, financier et structurel, nécessaire pour faciliter le travail des gestionnaires de collections et les documentalistes qui doivent mener des enquêtes de provenance, il est possible de conclure que la recherche de provenance ne reçoit pas encore l’attention nécessaire.

Mentionnons par exemple la renommée collection d’objets précolombiens de Paul et Dora Janssens, un dossier dans lequel les discussions parlementaires ont accordé plus d’attention aux détails de la dation (la Région flamande l’a finalement reçu en paiement de droits de succession en 2006) qu’à la provenance des objets. Un guide du visiteur consulté lors d’une visite récente au MAS précise que les pièces de la Collection Janssens ne proviennent pas de fouilles documentées et qu’ainsi “nous en savons souvent trop peu, voire rien, sur leur contexte d’origine”. Pareillement, pour ce qui concerne les antiquités Proche-Orientales, nous ne sommes pas informés d’un projet ou de recherches de provenance fait de façon systématique (Boschloos 2022).

Une salle d’exposition au MAS à Anvers consacrée aux objets précolombiens de la collection Janssens. (© Vanessa Boschloos)

En ce qui concerne le marché de l’art, suivant le code de déontologie de l’ICOM, les musées belges n’achètent plus des objets provenant de zones de conflit, mais les projets de surveillance du marché se font sur base de la bonne volonté des conservateurs, et ne sont pas soutenus par des financements spécifiques, pas plus qu’il n’existe des projets de recherche de provenance liés à la circulation actuelle d’objets archéologiques. Ceci nous mène au dernier point que cet article souhaite aborder: la veille du marché de l’art et la vente illégale.

La veille du marché de l’art

À la suite des législations européennes visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et à réguler l’importation et l’exportation de biens culturels, comprenant des règlements contraignants, plusieurs objets soupçonnés d’être issus de trafics illicites ont récemment été saisis chez des antiquaires du Sablon et aux grandes foires d’art par les inspecteurs du SPF Inspection Économique. La recherche de provenance est pratiquée par un nombre limité de marchands belges. Jusqu’à récemment, la tenue systématique d’un livre de police ou régistre d’objets pouvait être parfois aléatoire, contrairement aux marchands français. Un arrêté royal du 19 avril 2023 impose aujourd’hui des obligations de vigilance dès que le prix de mis en vente atteint 10.000 euros: l’antiquaire ou la galerie d’art doit “connaître pour chaque oeuvre d’art, pour chaque bien meuble de plus de cinquante ans et pour chaque ensemble d’oeuvres ou de biens, une série d’informations destinées à en assurer la traçabilité” (art. 4).

Le Comité belge du Bouclier Bleu veut sensibiliser la société à la lutte contre le pillage et le trafic illicite de biens culturels, entre autres par cette expo-panneaux co-réalisé avec le Musée royal de Mariemont (septembre-décembre 2023) avec le soutien de la Communauté française et de l’Agence Wallonne du Patrimoine. (© Vanessa Boschloos)

La Belgique doit donc faire face à une forme de dommage réputationnel en Europe en ce qui concerne la lutte contre le trafic illicite de biens culturels, depuis que la cellule ‘Art et antiquités’ de la police judiciaire a été progressivement dissoute entre 2015 et 2021, mettant ainsi en péril la poursuite de l’alimentation de sa base de données d’objets volés (Sénat belge, rapport d’information 2018). La cellule fut quelque peu réhabilitée en 2023, suite à des discussions parlementaires (pour la plus récente, voir une question posé au Sénat en février 2022) qui étaient alimentés par des critiques exprimés par la presse belge (par Frédéric Loore et des journalistes du journal De Tijd) et par des organisations promouvant la sauvegarde des biens culturels en péril (comme le Comité belge du Bouclier Bleu). Cette année, en réponse à un manque de coopération entre les différentes institutions et personnes travaillant dans le domaine de la criminalité liée à l’art et au patrimoine, un centre d’expertise nommé GRACE – Ghent Research institute for Art & cultural heritage Crime and law Enforcement a vu le jour à Gand. Par ailleurs, l’apport du monde académique se manifeste également dans l’organisation de journées d’études et dans les publications qui en résultent.

En guise de conclusion

L’état actuel de la recherche de provenance en Belgique est marqué par des avancées significatives, mais aussi par des défis persistants. La récente reconnaissance de l’importance de cette recherche, notamment dans le contexte des biens liés au passé colonial belge, est un pas en avant crucial. De plus, les mesures prises par BELSPO et d’autres institutions gouvernementales démontrent un réel engagement envers la décolonisation de l’espace public et la recherche de provenance pour les collections d’origine coloniale. Cependant, l’accent mis ces dernières années sur les collections coloniales s’est fait au détriment des progrès indispensables à réaliser dans les autres domaines. Le contraste avec les pays voisins, par exemple en ce qui concerne la recherche de provenance pour la période 1933-1945 ou sur les biens archéologiques, est révélateur.

Nous pouvons observer que, contrairement à nos pays voisins, toutes les initiatives citées n’ont pas permis la concrétisation d’une commission belge de restitution. Le Ministre-président du gouvernement flamand, Jan Jambon, semble préférer des commissions séparées, pour chaque catégorie de biens (par exemple: spoliations nazies – collectes coloniales – vols et fouilles illicites de biens archéologiques). La Belgique, en tant que pays fédéral, ne semble pas avoir une politique nationale ni une coordination centrale sur ces questions, bien que les musées posent les mêmes questions et aient les mêmes besoins, quelle que soit l’autorité dont ils dépendent.

De plus, des questions subsistent quant à la pérennité de ces initiatives. Les financements et les projets semblent souvent limités dans le temps, ne s’étendant que rarement au-delà de quelques années. Cette fragilité peut compromettre la recherche de provenance, d’autant plus que les musées, qu’ils soient régionaux ou fédéraux, continuent de faire face à des contraintes budgétaires. Face à ce constat, des établissements d’enseignement supérieurs et/ou des centres ou associations offrant des formations pour le secteur du patrimoine culturel pourraient venir en appui au secteur culturel en organisant des formations en recherche de provenance, voire même une formation universitaire pour suivre l’exemple de nos pays voisins. Mais les enjeux liés à l’accès aux crédits pour soutenir ces formations et leur inscription dans la longue durée restent une question en suspens.

En somme, l’état actuel de la recherche de provenance en Belgique témoigne de progrès notables, mais il reste beaucoup de travail à accomplir pour garantir la pérennité de ces initiatives et pour aborder de manière plus globale les diverses catégories de biens culturels. La recherche de provenance doit être ancrée dans le long terme pour contribuer à une gestion éthique du patrimoine culturel en Belgique.

Bibliographie

Image à la une: Magasin d’archives des Archives de l’État à Bruxelles – Dépôt Joseph Cuvelier. (© Madelon Dewitte)

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