En avril 1909, le général Louis Archinard (1850-1932) fait un don important au musée de l’Armée de 69 pièces illustrant ses campagnes au Soudan français. Située dans l’actuel Mali, cette colonie a été créée en 1890 après la chute des États de Ségou d’Ahmadou Tall.  En 1895, le Soudan français intègre le gouvernement général de l’Afrique occidentale française, résultat d’un demi-siècle de campagnes coloniales lancées par le général Faidherbe dès les années 1850. Présent dans cette région de 1880 à 1894, Archinard rapporte de ces campagnes de nombreux artefacts, objets militaires ou civils, dont le sabre présenté comme ayant appartenu à El Hadj Omar Tall (vers 1794-1864), fondateur de l’empire Toucouleur (1848-1893). Chef militaire et religieux originaire du Fouta-Toro (nord du Sénégal), ce dernier avait lancé depuis les années 1830 le jihâd dans la région, annexant alors les royaumes du Macina, du Kaarta ou encore du Fouta-Djalon et donnant naissance à l’empire Toucouleur qui s’étendait sur une partie de l’actuel Mali. De l’Alsace à l’empire Toucouleur, l’histoire du sabre dit d’El Hadj Omar Tall est entourée de nombreuses incertitudes, autant sur la façon dont il est arrivé en Afrique de l’Ouest que sur son acquisition par le général Archinard en 1893. Il s’agit alors de retracer le parcours de cette arme en remontant à ses origines au sein de la manufacture de Klingenthal et de suivre les différentes étapes de son parcours jusqu’à Dakar où il est désormais conservé. 

Bien que présentant un fourreau et une monture typiques de l’artisanat toucouleur de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce sabre est à l’origine une arme française de la manufacture royale d’armes blanches de Klingenthal en Alsace. Il est constitué d’une lame de sabre modèle 1821, dit à la « Montmorency » du fait de sa légère courbure. La mention de « Coulaux&cie », aux côtés de « Manuf. royale Klinghental » gravée sur le dos de la lame, indique que ce sabre a été produit après 1840, date à partir de laquelle Julien Coulaux, nouveau propriétaire de la manufacture, marque ses pièces. 

Sabre dit d’El Hadj Omar Tall (détail) – © Paris, Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais Anne-Sylvaine Marre-Noël

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer la présence de cette arme d’origine française en Afrique de l’Ouest. Il pourrait tout d’abord s’agir d’un achat : lors de la traite négrière, en échange des esclaves, les Européens donnaient fréquemment des armes, notamment à feu, aux vendeurs d’esclaves. Il n’était donc pas rare de retrouver des armes européennes en Afrique, mais il était en revanche moins courant qu’un pays ait vendu directement des armes à ceux qu’il combattait. D’autres hypothèses peuvent alors être émises. En effet, le sabre pourrait aussi être une prise de guerre faite par un Toucouleur sur un soldat français. Dans le cas où les tirailleurs sénégalais portaient ce type d’arme, il est possible qu’elle ait été prise suite à l’un des nombreux combats qui opposèrent Toucouleurs et Français, abandonné par un soldat ou trouvée sur lui sur le champ de bataille. Enfin, dernière hypothèse, celle d’un cadeau fait par un officier français à El Hadj Omar ou à l’un des membres de sa famille. Cette hypothèse s’appuie notamment sur le Voyage dans le Soudan occidental, 1863 – 1866 du lieutenant Eugène Mage. À la demande du gouverneur Faidherbe, celui-ci devait étudier la possibilité d’établir une ligne de poste reliant Médine à Bamako, ainsi que l’établissement de comptoirs. Mage est ainsi envoyé comme ambassadeur de Faidherbe auprès d’El Hadj Omar afin de lui apporter un traité de paix. Ce dernier étant probablement décédé en 1864, c’est son fils, Ahmadou Tall, que Mage rencontre à Ségou. Sans pour autant être considéré comme prisonnier, Mage ne peut partir sans autorisation, il y demeure de février 1864 à mai 1866. Avant de partir, Mage offre à Ahmadou Tall son révolver ainsi qu’un sabre d’officier, qui pourrait être celui du musée de l’Armée. Dans ce cas, il s’agirait d’un cadeau fait dans le cadre de relations diplomatiques entre les Toucouleurs et la France. 

Aux trois hypothèses sur la présence de cette arme chez les Toucouleurs, font face plusieurs suppositions sur les modalités de son acquisition par Archinard à la fin du XIXe siècle. Il pourrait premièrement s’agir d’une prise de guerre, saisie dans un contexte d’affrontement, à Bandiagara, en avril 1893, entre les troupes françaises et celle d’Ahmadou Tall. La saisie des biens de l’ennemi et leur répartition sont alors encadrées par le règlement de 1869, ainsi que celui du 26 octobre 1883 portant règlement sur le service des armées en campagne. Elle s’inscrit alors autant dans une logique matérielle que celle du butin de guerre : ce sabre est saisi en raison de son usage militaire mais aussi par sa dimension symbolique. Cependant, depuis le règlement de 1832, les biens militaires pris sur l’ennemi ne peuvent être conservés par les soldats, ils doivent être remis à l’Etat, qui les dédommage ensuite. Dès lors, en saisissant cette arme et en la gardant au sein de sa collection personnelle de 1893 à 1909, le général Archinard ne semble pas respecter le règlement de 1832, de 1869 ni le décret de 1883. L’acquisition de cette pièce pourrait alors être considérée comme un détournement du butin par rapport à l’Etat. Archinard semble user de sa position de chef de la colonne pour saisir les pièces qu’il souhaite. L’éloignement géographique et les rapports de force asymétriques en contexte colonial pourraient expliquer cette dérive. Cependant, les écarts entre la pratique et le droit ne sont pas spécifiques aux guerres coloniales. Quel que soit le terrain de guerre, les militaires conservent souvent, à tort, des pièces à titre personnel, comme souvenir, comme trophée. Preuve matérielle de la victoire sur l’ennemi, les trophées peuvent être présentés comme les héritiers des spolia opima antiques. En effet, on y retrouve l’idée de célébration de la puissance étatique et de la victoire sur l’ennemi. La prise du sabre dit d’El Hadj Omar Tall s’inscrit bien dans cette tradition : sa saisie permet de matérialiser, de prouver la victoire française sur les Toucouleurs. Une seconde hypothèse sur l’acquisition du sabre par Archinard peut également être avancée, puisqu’il pourrait s’agir d’un cadeau fait par l’autre fils d’El Hadj Omar, Aguibou Tall. Celui-ci, en conflit avec son frère, s’était rallié aux Français, ce qui lui avait permis de prendre la place de ce dernier après la prise de Bandiagara. C’est la version manuscrite du rapport de la campagne de 1893 écrit par Archinard qui nous l’apprend.

Ces deux théories résultent des incohérences des différents documents rédigés par Archinard, uniques sources sur l’histoire de ce sabre. La seule source primaire, mentionnant précisément ce sabre, est une lettre du général Archinard datant d’avril 1909, au moment du don au musée. A part cette lettre, écrite 16 ans après les faits, il n’est fait aucune mention de ce sabre qui aurait été pris à Bandiagara. En effet, Archinard n’en fait pas mention dans les sources contemporaines des faits, comme le Journal des marches et opérations ou le rapport de la campagne de 1893 : aucun n’évoque le sabre de Bandiagara, alors que les descriptions sont assez précises. Archinard évoque par exemple les « vieux étendards d’El Hadj Omar », des « javelots vermoulus », la bibliothèque de la maison d’Ahmadou, mais pas de sabre. Cette absence est très significative. Pourtant Archinard évoque dans la version manuscrite de son rapport le sabre offert par Aguibou, sabre qui disparaît dans la version publiée du rapport. Ces différentes versions remettent en question le discours d’Archinard. Celui-ci aurait alors modifié, de façon consciente ou non, la provenance du sabre « d’El Hadj Omar Tall » au moment du don au musée de l’Armée. 

Fiche d’inventaire du musée de l’Armée, Sabre provenant de la prise de Bandiagara – © Paris, Musée de l’Armée

Suite à la loi du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la république du Bénin et du Sénégal, le sabre dit d’El Hadj Omar Tall, a cessé de faire partie des collections du musée de l’Armée pour intégrer celles du musée des Civilisations noires de Dakar, puisque, bien que Bandiagara se situe dans l’actuel Mali, la figure d’El Hadj Omar était revendiquée par le Sénégal. L’histoire de cet objet et l’absence de sources précises, démontrent la complexité de la recherche de provenance : la confrontation de la multitude des sources utilisées ne permet pas de retracer avec certitude son parcours mais nous offre des indices suffisants afin d’esquisser les grandes lignes du voyage de ce sabre entre l’Europe et l’Afrique. 

Bibliographie :

  • ARCHINARD, Louis, Le Soudan en 1893, Le Havre, Imprimerie de la société des Anciens, courtiers, 1895.
  • BORIES, Clémentine, BOUGLE-LE-ROUX, Claire, CHARLIER, Philippe et CLEMENT-FONTAINE, Mélanie (dir.), Les restitutions des collections muséales, aspects politiques et juridiques, Paris, Mare&Martin, 2022.
  • CUTTIER, Martine, Portrait du colonialisme triomphant, Louis Archinard 1850-1932, Panazol, Lavauzelle, 2006.
  • FOLIARD, Daniel, « Les vies du trésor de Ségou », Revue historique, 2018/4, n°688, p. 869-898.
  • MUSÉE DE L’ARMÉE, base de données des collections, dernière consultation le 8 mai 2023.

Image à la une : Sabre dit d’El Hadj Omar Tall, ancien numéro musée de l’Armée : 6995; Dakar, musée des Civilisations noires © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël

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