Définir la provenance archéologique
La question de la provenance des biens archéologiques est, plus que jamais, au cœur de nombreuses polémiques. Du scandale du Louvre Abu-Dhabi à la campagne de restitution d’antiquités d’envergure mondiale de l’Etat de New-York, la détermination de l’origine des artefacts constitue autant un enjeu politique et juridique que culturel et scientifique.
Si elle cristallise autant d’attentes, c’est parce que la nature même du bien archéologique est plurielle : il s’agit autant d’un support de savoirs relevant du patrimoine de l’humanité que d’un bien marchand appropriable circulant dans le marché de l’art. La valeur d’un bien archéologique émerge à l’intersection de ces propriétés. Elle est déterminée à la fois par les documentations scientifiques et historiques de l’œuvre, qui viennent asseoir son authenticité et par les mécanismes économiques classiques qui corrèlent la valeur du bien, dans le système d’échange, à sa rareté. Loin d’être opposées, ces deux acceptions sont au contraire complémentaires : l’authenticité de l’œuvre constitue l’essence même de sa valeur monétaire, et la libre circulation de celle-ci dans un marché international permet l’enrichissement et l’interaction des cultures. Pour autant, la chaîne d’échanges qui caractérise la circulation du bien archéologique opacifie les informations relatives à son origine ou aux circonstances de sa découverte et, ainsi, ce qui participe à opacifier son authenticité autant que sa licéité. La recherche de provenance des biens archéologiques apparaît de ce fait indispensable à leur valorisation et au respect de leur intégrité.
Mais lorsque l’on parle de recherche de provenance, de quoi s’agit-il? Avant tout d’une méthodologie spécifique qui consiste à «regroup[er] toutes les informations sur l’objet, notamment le lieu où il a été découvert ou son passé le plus ancien connu. Les informations sur la provenance doivent être confirmées par des documents», les éléments rassemblées constituent un faisceau d’indices et de preuves sur la trajectoire des biens ; ils sont de nature scientifique, juridique ou historique. En établissant ainsi la provenance d’une œuvre, ces informations constituent «les principaux moyens d’identification des objets lorsque ceux-ci circulent en toute légalité» : l’établissement de la provenance permet de contrôler l’origine et le parcours de l’œuvre.
L’application de cette méthodologie soulève des questions concernant les biens archéologiques. « Le passé le plus ancien connu » questionne la particularité chronologique de l’objet archéologique : les moments de la création du bien, de son utilisation première, de son enfouissement et de sa seconde “vie” après sa découverte sont autant de marqueurs complexes qui permettent de retracer le parcours du bien, de son usage et par conséquent de son appropriation. La provenance ne doit par ailleurs pas être confondue avec la provenience. La provenance d’un bien archéologique renvoie à son histoire, depuis sa création jusqu’à sa déposition puis sa découverte et son histoire moderne. Elle est difficile à établir en raison de l’absence de noms d’auteurs ou d’artistes, et du manque d’informations liées à son contexte de création. Elle renseigne l’origine et l’authenticité du bien. La provenience correspond quant à elle au lieu et au moment de la découverte archéologique, desquels se développe le cadre légal de l’artéfact : elle informe sur son historique et sa légalité. Toutes deux indispensables et complémentaires, les informations qu’elles requièrent sont différentes. La provenance nécessite de connaître le contexte géochronologique de création du bien, la provenience questionne l’adéquation du contexte d’excavation et de circulation du bien aux droits en vigueur.
Catalogues de vente, sources indispensables, sources fiables ?
Parmi les sources mobilisées dans ces recherches, les catalogues de vente sont rois. Retraçant, depuis le XVIIème siècle, la chronologie des ventes aux enchères et des œuvres qui y ont été vendues, Ces sources informent efficacement sur l’histoire du marché de l’art, des collections, des œuvres et de leur circulation. Outre le fait d’être publiquement accessibles, ils fournissent, dans le cadre particulier de la recherche de provenance, de précieuses informations : une description du bien comprenant son origine et sa datation, assortie parfois d’une photo de celui-ci, ses éventuelles expositions, parfois même un rappel de sa provenance. Des annotations manuelles du Commissaire-Priseur ou du client figurent parfois sur les catalogues archivés et peuvent compléter ces informations, renseignant notamment le prix d’achat, voire le nom de l’acheteur.
La portée de ces informations est néanmoins limitée par des imprécisions, des confusions et des carences liées aux informations et à la terminologie mobilisées pour la présentation des biens. Celle-ci résulte de la confluence entre, d’une part, l’évolution de la discipline et du vocabulaire archéologique et, d’autre part, l’histoire du goût de la clientèle et du marketing du marché de l’art. Le format des catalogues de ventes, qui inclut les renseignements liés à la provenance, évolue selon les époques, les ventes et les organisateurs. Avant tout à destination des acheteurs et s’inscrivant dans une logique commerciale, les informations sont priorisées et traitées en réponse au désir du consommateur et dans le cadre des contraintes imposées aux maisons de ventes, qu’elles soient logistiques (manque d’informations, de temps ou de moyens) ou réglementaires. Le traitement de la provenance de l’œuvre découle de ces paramètres et, dans l’histoire des catalogues, s’avère inconstant et polymorphe. Peu précisée dans les catalogues du XXème siècle, elle figure généralement à part de la description, indique exceptionnellement les fouilles de découverte du bien et se résume généralement à la mention d’une collection anonymisée. Néanmoins, si elle s’avère prestigieuse, elle est alors à l’inverse mobilisée comme instrument de valorisation de l’œuvre, voire de la vente. Le catalogue Sotheby’s Londres des 11 et 12 juillet 1939, mettant en vente la collection du célèbre magnat de la presse William Randolph Hearst, double ainsi cette appartenance avec l’association, pour certains biens, à la célèbre collection Hilton Price.
Le catalogue de la vente tenue le 12 mai 1971, à l’hôtel Drouot, par Maître Pescheteau, qui propose une présentation des biens, typique de son époque, fournit un bon aperçu de la variabilité d’informations relatives à chaque item. Si l’archéologie nationale y est classée selon le département territorial correspondant à l’origine géographique des biens, (Somme, Saône-et-Loire, Aisne…), les antiquités égyptiennes relèvent d’une logique différente et évolutive : les poteries badariennes d’époque proto-dynastique, déterminées par leur origine géographique et historique, sont d’abord présentées. Leur succède la « vaisselle dure » de la même époque, dont la typologie est plus vaste et l’origine géographique non déterminée, puis les céramiques et bronzes des époques saïtes et ptolémaïques ; enfin, le répertoire égyptien s’élargit à une « collection de statuettes et d’amulettes des époques saïtes, ptolémaïques et romaines en pierre, céramique et métal ». Au sein de ces rubriques, très peu d’informations sont précisées en dehors d’une description sommaire des biens et, parfois, de dimensions. La suite du catalogue évolue de la même manière, regroupant les céramiques « provenant principalement de Grèce, Italie, etc… » auxquelles sont associées quelques indications géochronologiques assez vagues. Sont également mentionnés deux coupelles et un petit vase à anses d’époque Gallo-Romaine, provenant de Sainte-Suzanne, de Chevincourt et de l’Eure, en France : la logique de groupement, avant tout stylistique, s’appuie sur la référence à un foyer géographique si vaste qu’il brouille la compréhension du contexte de création de l’œuvre. Les deux dernières catégories sont enfin assez édifiantes dans la réflexion menée par les éditeurs du catalogue : on trouve une « collection de verres irisés d’époque antique » et de « Faïences iraniennes d’époques diverses », sans aucune autre indication et ni description des biens. Dans le premier cas, le titre ne mentionne aucune information géographique et propose un repère temporel abstrait ; dans le second, l’appartenance géographique semble justifier l’absence de datation. Cette présentation répond aux attentes des collectionneurs quant à ces typologies de biens : la comparaison avec d’autres catalogues montre un engouement du marché de l’art, notamment au cours de la première moitié du XXème siècle, quant à l’esthétique des faïences persanes et aux irisations des verres antiques, qui constituent des rubriques spécifiques dans les catalogues.
Ce catalogue montre à quel point la précision des informations relatives aux œuvres, et donc à leur provenance, peut être variable au sein d’une même vente, étant relative à l’état de connaissance des biens par la maison de vente et aux critères prioritaires de recherche des collectionneurs. En remontant l’historique des catalogues de vente, cette tendance s’accentue : les objets sont traités majoritairement par typologies et par matériaux ; les aires géographiques et chronologiques sont confondues, les dates et les provenances se font rares, laissant toutefois surgir parfois un nom, la mention d’une précédente vente ou de fouilles archéologiques auxquels se rattacher. Les lots ne sont généralement pas détaillés et les descriptions sont succinctes.
La terminologie de ces dernières, souvent générique (buste de femme, tête…), s’avère aussi fluctuante. L’emploi marketing du terme d’Archéologie semble assez récent et propre à la fin du XXème siècle. On lui substitue, auparavant, les termes d’antiques, d’objets antiques, d’antiquités archéologiques ou encore d’antiquities dans les catalogues anglophones, dignes héritages de l’antiquarisme, discipline antérieure à l’archéologie basée sur la constitution et l’étude de collections.
Le catalogue d’une vente tenue à Paris le premier décembre 1773 parle de « curiosités » civilisationnelles (égyptienne, étrusque, chinoise) et associe le terme d’antiquité à l’art gréco-romain, dans la rubrique « bronze et autres antiquités ».
Les appellations données aux biens sont également hétérogènes. Un professionnel témoigne à cet égard : « Au sujet des titres obsolètes et fantaisistes, j’ai notamment en tête, dans le catalogue d’une vente parisienne des années 1880, une statue identifiée comme Perséphone tenant un marteau, alors que c’est une serpe, et qu’il ne s’agit pas de Perséphone mais du dieu Sylvain en tunique courte ». De telles confusions, qui sont généralement mentionnées sans autres informations, mettent un peu plus encore en péril la traçabilité du bien archéologique. Plus embêtant encore, ces indications peuvent contribuer au blanchiment de l’œuvre, en motivant son intégration au marché légal. Les références superficielles à de précédentes collections dont le fondement historique n’est pas vraiment vérifiable, voire suspect, sont autant de mécanismes favorables au blanchiment de biens archéologiques illicites. L’association de la collection Khashaba au pédigrée des oeuvres acquises par les frères Simonian avant d’être recelées sur le marché de l’art s’est ainsi récemment illustrée, au cours du scandale portant sur l’acquisition par le Louvre Abu Dhabi d’œuvres égyptiennes illicitement exportées, parmi les indications controversées. La réitération de ces légendes lors de la réapparition des biens sur le marché achève le processus de blanchiment en lavant les mémoires et en fondant un historique de provenance de l’œuvre. De la même manière, l’ancienneté des antiquités sur le marché n’asseoit en rien leur authenticité, qui doit être interrogée.
Ne perdons pas de vue, cependant, que les catalogues de vente ne sont pas des recueils scientifiques ou documentaires mais qu’ils doivent être appréhendés comme des archives. Ils doivent de ce fait être recontextualisés dans l’époque de leur publication et dans leur utilité première, qui est de répondre aux désirs et aux préoccupations des collectionneurs. Si les informations de provenance, fragiles, sont à interpréter, leur présence de plus en plus systématique traduit toutefois une évolution progressive du marché de l’art, menée désormais par l’implication réelle de certaines maisons de ventes qui fournissent désormais un travail de recherche qualitatif. Les catalogues ne permettent, enfin, pas seulement d’analyser l’histoire particulière des biens. Expression et mémoire d’un marché pluriséculaire, ils sont également témoins de l’histoire de l’art et de sa pensée.
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Image à la une : PROPERTY FROM A DISTINGUISHED PRIVATE COLLECTION, A collection of glass medicine bottles, various dates, mostly 17th and 18th centuries. Sotheby’s London, vente Style London : Furniture, clocks, silver, ceramics & works of art, lot n°31, 17 mai 2022, consultée le 30 mai 2023. ©Sotheby’s
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