Cette année, nous célébrons le 80e anniversaire de la Déclaration solennelle de Londres. Le 5 janvier 1943, en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale, dix-huit pays alliés sont réunis à Londres pour préparer la politique d’après-guerre. Les gouvernements de l’Union sud-africaine, des États-Unis d’Amérique, d’Australie, de Belgique, du Canada, de Chine, de la République tchécoslovaque, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de Grèce, des Indes, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Nouvelle-Zélande, de Norvège, de Pologne, de l’URSS, de Yougoslavie et le Comité national français signent une déclaration dénonçant les spoliations perpétrées dans les territoires occupés. Ils s’engagent, à la victoire contre l’Allemagne nazie, à restituer tous les biens spoliés pendant la guerre. C’est un avertissement lancé à travers l’Europe : le pillage massif des pays occupés ne restera pas impuni.
Les conflits armés n’ont jamais épargné les œuvres d’art qui sont systématiquement victimes de destructions, pillages et autres actes de vandalisme. Déjà, en 1899 et 1907, les conférences de la Haye montrent l’importance de préserver le patrimoine culturel d’une nation lors de conflits armés. C’est pourquoi, en France, dès 1936 l’administration des musées met en place un plan de protection de ses œuvres d’art en cas de guerre avec l’Allemagne. Les collections nationales sont ainsi protégées des convoitises allemandes. Mais ce plan de protection ne concerne pas les collections privées appartenant à des personnes juives qui, partout en Europe, sont l’une des cibles d’Hitler pour mener à bien son projet d’extermination des Juifs d’Europe. Parmi les mesures antisémites visant à déposséder les Juifs de tous leurs droits, figure la spoliation culturelle passant par des exactions concernant spécifiquement les œuvres d’art.
La spoliation méthodique des collections juives par les nazis tout au long du conflit
En Allemagne, Hitler prend le pouvoir en 1933 et commence l’expropriation de la communauté juive allemande. Ce processus d’appropriation se répète au fur et à mesure des invasions du Troisième Reich en Europe. Lorsque l’Autriche est annexée au Reich en 1938, de nouvelles collections sont immédiatement saisies pour être directement présentées à Hitler. Après l’invasion des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg en 1940, le Kunstschütz, la commission de protection des œuvres d’art de la Wehrmacht créée pendant la Première Guerre mondiale, est réactivée sous la direction du comte Wolff-Metternich. Officiellement, son objectif est la protection et le recensement des œuvres d’art en zone de guerre, conformément aux accords internationaux. C’est effectivement ce service qui s’oppose en France à des saisies d’œuvres d’art pratiquées par d’autres organisations allemandes, comme la demande de rapatriement à Paris d’œuvres des collections nationales déposées à Chambord, pour leur sécurité. L’attitude francophile du comte Wolff-Metternich et ses prises de partie contre le pillage des biens culturels privés, lui valurent d’être désavoué par Göring et renvoyé à Berlin en 1942. Mais dans la pratique, beaucoup d’actes de spoliations ont été commis par le Kunstchütz dans les pays occupés. Cette même année est mise en place l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) afin de structurer le pillage des collections juives en Europe.
En France, les premières spoliations débutent quelques semaines après l’occupation de Paris. En juillet 1940, Otto Abetz, ambassadeur du Reich à Paris, adresse à la Gestapo la liste de quinze marchands parisiens, diligemment identifiés au préalable, dont les œuvres doivent être saisies d’urgence. Parmi eux : Seligmann, Wildenstein, Alphonse Kann, Paul Rosenberg et Bernheim-Jeune. Dès novembre 1940, l’ERR entasse des milliers d’objets d’arts spoliés au Jeu de Paume à Paris, musée transformé jusqu’à l’été 1944 en lieu de stockage pour les œuvres d’art spoliées destinées à être envoyées en Allemagne.
La spoliation des œuvres d’art appartenant à des collectionneurs juifs s’inscrit dans la France de Vichy qui applique un droit antisémite. Le Conseil des ministres de Vichy décide dès 1940 d’un premier « Statut des Juifs » qui impose juridiquement une définition biologique d’une « race juive » afin d’exclure progressivement de la société tous ceux qu’ils considèrent comme Juif. Le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), procède à l’aryanisation des biens de tout individu majeur de confession juive, immeubles, commerces, usines et œuvres d’art, afin de les priver de tout droit, y compris celui de propriété. Ces deux mesures marquent le début de la politique de collaboration du régime de Vichy à l’extermination des Juifs d’Europe.
En plein conflit, un avertissement des Alliés à l’encontre des nazis : la déclaration de 1943
En janvier 1943, les Alliés lancent un avertissement qu’ils destinent d’abord aux « gouvernements avec lesquels ils sont en guerre », c’est-à-dire le Reich allemand et tous les gouvernements collaborant avec lui, dont la France de Vichy. Mais aussi à ceux que les Alliés qualifient « d’intéressés », tous ceux qui ont pu tirer profit de la vente ou l’acquisition de ces œuvres d’art. Ce texte témoigne d’une conscience des pillages qui sévissent en Europe et d’une volonté de rétablir la justice une fois la guerre finie. Par cette déclaration, les Alliés s’engagent à restituer, après la victoire, les biens spoliés pendant le conflit à leur légitime propriétaire, victimes des exactions nazies.
Extrait du Journal officiel de la République française 1943/n° 37 du 18 novembre 1943, p. 277 – © BnF, version numérisée
Cependant, les Alliés n’attendent pas la fin de la guerre pour agir : pour restituer les œuvres spoliées, il faut d’abord les retrouver et les protéger. Suite à l’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1941, le président Roosevelt crée la Commission Roberts le 23 juin 1943. Elle réunit des historiens de l’art qui œuvrent à la protection du patrimoine dans les zones en guerre. Parmi eux, une unité en particulier, les Monuments Men (qui inclura également des femmes dès la fin de la guerre), ont pour mission de déterminer où les Allemands ont caché les centaines de milliers d’œuvres transportées en Allemagne pendant la guerre, afin de les protéger d’une part des bombardements et d’autre part des avancées des Soviétiques qui considèrent ces œuvres comme un butin de guerre. A partir de l’été 1944, la France est progressivement libérée de l’occupant allemand et des mesures sont mises en place pour appliquer les principes de la déclaration de 1943. Une commission spéciale pour les demandes de restitution est créée au sein de l’Office des biens et intérêts privés (OBIP) et une Commission de Récupération Artistique (CRA) pour recevoir les demandes en restitutions et mener les recherches nécessaires. Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume et résistante, joue un rôle fondamental dans cette quête des œuvres spoliées après-guerre, en mettant au service des Monuments Men et de la CRA les informations qu’elle a collectée pendant l’Occupation au sein du musée même où les Allemands organisaient la spoliation des collections juives françaises. Elle fait rentrer en France 100 000 biens culturels identifiés comme ayant été vendus entre 1940 et 1945.
La mise en place d’une politique de restitution dans l’après-guerre
Le constat établi depuis Londres en 1943 sera par la suite une base décisive pour la politique de restitution menée après-guerre en Europe. La Déclaration de Londres est intégrée au droit de la France Libre par l’Ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliations accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle. Dans un premier temps, le rétablissement de la légalité républicaine en France rend nuls tous les textes réglementaires constitutionnels édictés par le gouvernement de Pétain, dont les lois antisémites organisant l’aryanisation. Puis, l’Ordonnance du 21 avril 1945 prévoit les conditions pour rendre possible l’annulation d’un transfert de propriété passé après le 16 juin 1940 : l’acte doit avoir été passé en conséquence de mesures exorbitantes du droit commun. Le statut des Juifs mis en place par le gouvernement de Vichy ou la nomination d’un commissaire gérant par le CGQJ peuvent correspondre à de telles mesures. C’est la prise en compte des circonstances du transfert de propriété qui permettra de déterminer s’il y a un acte de spoliation ou une vente forcée. Même si une vente peut sembler légale au premier abord, la date de sa conclusion, la présence d’un administrateur provisoire et surtout les motifs et buts du vendeur peuvent démontrer le contraire. Mais d’autres mesures exorbitantes du droit commun sont applicables, puisque l’ordonnance de 1945 ne s’applique pas uniquement aux victimes juives. Sur la base de cette ordonnance, ce sont plus de 10 000 procédures en référé qui sont ouvertes entre 1946 et 1950, et ce, seulement dans le département de la Seine.
L’approche que nous avons aujourd’hui de la Déclaration solennelle de 1943 a connu quelques évolutions depuis ses premières applications. Par exemple, la date retenue pour faire commencer les spoliations était celle du 16 juin 1940 et le vote des plein pouvoirs à Pétain. Les rédacteurs de l’Ordonnance de 1945 considéraient cette date comme celle de la fin de l’État de droit de la République Française puisque tous les pouvoirs réunis dans les mains d’un seul homme. Or aujourd’hui, depuis le renouveau historiographique des années 1990 et notamment l’adoption des Principes de Washington en 1998, c’est la date de 1933 et la prise de pouvoir d’Hitler qui est retenue comme point de départ des spoliations nazies, car point de départ des persécutions subies par la communauté juive allemande. La définition même d’un acte spoliateur a connu des évolutions au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. En 1943 et 1945, les textes mentionnent précisément qu’une vente forcée est considérée comme spoliatrice. C’est de nouveau le cas aujourd’hui après quelques années de flou juridique : par exemple dans les travaux de la Mission Mattéoli dans les années 1990, la qualification de spoliation n’est pas exactement la même et certaines ventes forcées ne sont pas considérées comme des spoliations.
Depuis quatre-vingt ans, la Déclaration solennelle de Londres du 5 janvier 1943 continue d’influencer les politiques de restitution. Principalement en France où elle est reprise par les principaux textes relatifs aux restitutions, dont le projet de loi “relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945”, adopté par l’Assemblée nationale le mardi 20 juin 2023. Ce texte propose un mécanisme facilitant les restitutions de biens culturels relevant du domaine public et protégées par le principe d’inaliénabilité.
Bibliographie
- BOS, Adrian, « L’importance des conférences de La Haye de 1899, 1907 et 1999 pour la protection juridique des biens culturels en cas de conflit armé », Museum International, 2005/LVII, 4/228, p. 32-40.
- CIVS – Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation, Rapport public d’activité de la CIVS 2019, Paris, CIVS, 2020.
- HERSHKOVITCH, Corinne, « Fondements et enjeux de la restitution des biens culturels [Conférence] », Savoirs et Perspectives, 4 octobre 2019, dernière consultation le 5 mai 2023.
- HEYER, Esther (trad. Françoise Joly), « METTERNICH Comte Franziskus (Franz) Florentin Maria Hubertus Ignatius Sylvester Wolff (FR) », Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation, 1940-1945, RAMA (FR) – INHA, 27 février 2022, dernière consultation le 22 juin 2023.
- JOUAN, Ophélie, « HUYGHE, René (FR) », Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation, 1940-1945, RAMA (FR) – INHA, 5 novembre 2021, dernière consultation le 22 juin 2023.
- MNAM – Musée national d’art moderne / CCI – Centre de création industrielle, Œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale confiées à la garde du Musée national d’art moderne, catalogue d’exposition (Paris, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle, 9 – 21 avril 1997), Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1997.
Image à la une: Détail de la Déclaration solennelle publiée dans le Journal officiel de la République française 1943/n° 37 du 18 novembre 1943, p. 277 – © BnF, version papier numérisée sur Gallica.
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