Au XIXᵉ siècle, la notion d’« art asiatique » s’impose progressivement sur le marché européen, portée non pas d’abord par les collectionneurs, mais par les marchands, véritables médiateurs entre l’Asie et l’Europe. Ce phénomène s’enracine dans un contexte d’ouverture forcée des territoires asiatiques : le traité de Yedo (1858) avec le Japon, celui de Tien-Tsin (1858-1860) avec la Chine, ou encore le traité de Saigon (1862) avec le Vietnam. Ces accords diplomatiques, soutenus par les premières représentations asiatiques aux expositions universelles, stimulent un engouement inédit pour les objets extrême-orientaux. Dès les années 1860, les maisons de vente de Drouot à Paris ou de Christie’s à Londres voient affluer porcelaines, laques et soieries venues d’Asie, et principalement de Chine.

Au XIXᵉ siècle, la notion d’« art asiatique » s’impose progressivement sur le marché européen, portée non pas d’abord par les collectionneurs, mais par les marchands, véritables médiateurs entre l’Asie et l’Europe. Ce phénomène s’enracine dans un contexte d’ouverture forcée des territoires asiatiques : le traité de Yedo (1858) avec le Japon, celui de Tien-Tsin (1858-1860) avec la Chine, ou encore le traité de Saigon (1862) avec le Vietnam. Ces accords diplomatiques, soutenus par les premières représentations asiatiques aux expositions universelles, stimulent un engouement inédit pour les objets extrême-orientaux. Dès les années 1860, les maisons de vente de Drouot à Paris ou de Christie’s à Londres voient affluer porcelaines, laques et soieries venues d’Asie, et principalement de Chine.

Les marchands et intermédiaires spécialisés jouent alors un rôle décisif : en exposant, en cataloguant et en redéfinissant ces biens, ils inventent un marché et une esthétique, détachant les objets de leur contexte colonial ou militaire pour les ériger en œuvres d’art. L’étude de leurs pratiques éclaire ainsi le passage d’un butin de guerre à un objet de goût, au fondement de la construction occidentale de « l’art chinois » et plus globalement de l’art asiatique.

Provenances des objets chinois issus de contextes de guerre et de domination militaire

La plupart des œuvres asiatiques entrées en Europe durant la seconde moitié du XIXᵉ siècle proviennent de contextes de violence ou de domination coloniale. Les campagnes militaires – notamment en Chine lors de la Seconde guerre de l’Opium (1856-1860) – provoquent des transferts massifs d’objets vers l’Occident. De même, vingt ans plus tard, la colonisation de l’Indochine entraîne un important flux d’objets du Sud-Est asiatique (Cambodge, Thaïlande, Vietnam) vers les hôtels de vente européens.

Si certains de ces objets sont remis à titre de trophées – comme ceux offerts à Napoléon III après le pillage du Palais d’Été le 7 octobre 1860 – une large part est acquise directement par des soldats dans la perspective d’une revente future. Considérés comme des tributs de guerre, ces biens entrent dans un circuit de revente active, parfois dès le terrain des opérations.

Illustration du The Illustrated London News (16 février 1861, p.8), “Curiosity-Street, Pekin”, qui montre les marchés improvisés où les objets fraichement pillés pouvaient être vendus. (The British Newspaper Archive, consulté en ligne le 6 décembre 2025)

En effet, le 9 octobre 1860, à la demande du général britannique Hope Grant, une grande vente est organisée par l’armée anglaise dans le temple Jaune de l’Ouest (Xīhuáng sì), à quelques kilomètres de Pékin. La plupart des objets acquis par les soldats y sont redistribués ou vendus. Des ventes similaires ont probablement eu lieu entre soldats français et anglais, voire auprès de la population locale, lorsque les butins, trop volumineux pour être emportés, étaient revendus sur place. Rapidement, l’Europe voit ainsi affluer de nombreux objets extrême-orientaux sur ses marchés.

La structuration du marché de l’art chinois (1860-1870)

Les marchands contribuent les premiers à promouvoir un « art chinois » désormais détaché de tout contexte martial ou illicite. Dès les années 1860, près d’une vingtaine de ventes comportant des objets du Palais d’Été sont recensées. Le marché reste toutefois hétérogène et encore en formation.

Parmi les acteurs majeurs figurent plusieurs militaires, tels Jean-Louis de Negroni et le colonel Victor Dupin (1814-1868), qui dispersent aux enchères les objets acquis durant la Seconde guerre de l’Opium. D’autres, comme Guillaume Eugène Louyrette (1826-1901), organisent plus de cinquante ventes d’objets d’art chinois – vraisemblablement acquis lors de voyages en Asie – et s’imposent comme de véritables promoteurs de l’art sino-japonais. Enfin, Charles Constant Albert Nicolas d’Arnoux de Limoges Saint-Saëns, dit Bertall (1820-1882), orchestre dès 1861 la première vente d’objets explicitement issus du pillage du Palais d’Été.

Cependant, les catalogues témoignent aussi d’un certain flou : de nombreux marchands n’hésitent pas à attribuer abusivement une provenance prestigieuse à leurs objets pour en accroître la valeur et l’attrait.

Vitrine des objets mis en vente par Bertall en décembre 1861, et présentés au sein du catalogue de vente (Hôtel Drouot, « Catalogue d’une précieuse collection d’objets d’art et de curiosité de la Chine provenant du Palais d’Été de Yuen-Ming-Yuen tels que… », Paris, 12 décembre 1861, [Lugt 26468])

L’étude de ces catalogues révèle l’installation progressive d’une rhétorique de l’exception. Dans la préface du catalogue de la vente du colonel Dupin (février 1862), on peut lire :

« Il a fallu que la diplomatie nous donnât (1858) accès au Japon et que l’épée nous ouvrît la route de Pékin (1860) pour nous faire connaître les richesses artistiques des deux plus grands empires de l’Extrême-Orient. Jusqu’à là, il n’en était venu en Europe que des spécimens secondaires, généralement modernes. Ceux que présente ce catalogue sont la plupart anciens, et d’une perfection dont les artistes indigènes contemporains semblent avoir perdu le secret. »

Cette phrase illustre parfaitement la naissance d’un discours de légitimation, où la conquête et le pillage deviennent des voies d’accès à une beauté exotique. Le commerce d’importation qui se met alors en place jette les bases des grands marchands-collectionneurs de la fin du siècle.

Le développement du commerce de l’art extrême-orientale (majoritairement extrême-oriental) à la fin du XIXᵉ siècle

À partir des années 1880, les marchands-collectionneurs définissent une véritable esthétique de l’art asiatique, adaptée aux intérieurs bourgeois. Ces intermédiaires, souvent en contact avec des antiquaires asiatiques, importent directement des pièces destinées à une clientèle européenne cultivée et fortunée

Ce réseau de marchands-collectionneurs, qui, par le biais d’antiquaires asiatiques, pouvaient se procurer un grand nombre d’objets au cours de leurs voyages en Asie, devient alors la vitrine de futurs grands collectionneurs bourgeois aisés. Ainsi, on observe que des marchands tels que les frères Sichel ou encore Florine Langweil (1861-1958), par exemple, n’hésitent pas à faire appel à des fournisseurs sur place afin d’assurer l’importation directe de leurs pièces.

De la même manière, ils jouent un rôle essentiel dans la diffusion d’une nouvelle esthétique de l’objet asiatique. Ils deviennent également des interlocuteurs privilégiés des grands collectionneurs, parmi lesquels Clémence d’Ennery (1823-1898) occupe une place de premier plan. Émile Guimet (1836-1918) figure également parmi ceux qui s’adressent à eux. Ainsi, par l’intermédiaire du sinologue Albert Étienne Jean-Baptiste Terrien de Lacouperie (1844-1894), il acquiert une partie de ses objets auprès de l’enseigne Pohl et Frères.

Enseigne de la maison Idrac, « Importation de Chine », 15 rue Taitbout, vers 1895. (Détail de la photographie « Immeuble 16, rue Taitbout », Archives de Paris, Fonds UPF, 11Fi 4099 )
Affiche publicitaire de la Maison du Mandarin, localisée au 18 avenue de l’Opéra vers 1890. (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP), série actualités, « curiosités »)

Un autre exemple emblématique, plus tardif, de cette évolution apparaît avec Siegfried Bing qui expose, dans sa « Maison de l’Art Nouveau », un ensemble d’objets japonais. Pour légitimer ces biens auprès d’une clientèle européenne, Bing s’appuie sur des provenances prestigieuses : estampes issues d’ateliers d’Edo, porcelaines de Satsuma, laques de Kyoto. La précision accordée aux origines n’est pas tant une garantie d’authenticité qu’un instrument de valorisation commerciale.

« De gauche à droite: Siegfried Bing, Louis Gonse, Madame Roujon, Emmanuel Gonse et Madame Gonse dans la maison japonaise de Krafft, Midori-no-sato. Photographie d’archive auteur : Hughes Krafft (1853-1935), voyageur et photographe 1889 Musée Le Vergeur, Reims”. (© Jean-Pierre Dalbéra, novembre 2018, publié sous la licence CC-BY 2.0).

Conclusion

Entre 1860 et 1900, l’art asiatique se transforme d’un bien issu de contextes de domination en un objet de goût, valorisé pour ses qualités esthétiques plus que pour son histoire. Les circuits marchands, les ventes publiques et l’action des collectionneurs ont contribué à effacer progressivement les traces de la violence coloniale à l’origine de ces circulations. En réinscrivant ces objets dans des cadres esthétiques et culturels, les collectionneurs et marchands du XIXᵉ siècle ont façonné une vision idéalisée de l’Asie, à la fois fascinante et domestiquée, où le prestige artistique supplante la mémoire du pillage.

Bibliographie

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  • CHARPY, Manuel, Le théâtre des objets. Une histoire du siècle bourgeois, Paris, Fayard, 2022.
  • HÔTEL DROUOT, Catalogue d’une précieuse collection d’objets d’art et de curiosité de la Chine provenant du Palais d’Été de Yuen-Ming-Yuen (…), catalogue de vente, Paris, 12 décembre 1861 [Lugt 26468].
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Image à la une: « Adjugé cinquante mille francs à M. Potier ! – Dessin de A. Brun », vente de curiosités et antiquités à Drouot vers 1885. (© Cabinet des estampes du musée Carnavalet, série Topographie Drouot, 144B ; image tirée de Charpy 2022, p. 1036 fig. 9.13)

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