En 2022, après que nous ayons alerté des institutions en Espagne concernant la vente d’une pièce archéologique volée, le Ministère de la Culture espagnol entama des démarches pour solliciter la restitution du bien à l’Italie, ce qui fut accordé par le Tribunal de Velletri, le 10 avril 2024. Le 10 février 2025, l’objet a ensuite été restitué, lors d’une cérémonie qui s’est déroulée à l’ambassade d’Espagne à Rome (voir les communiqués et les articles dans la presse, le 10 février 2025). À l’occasion de cette restitution et de son retour prochain à Mérida, nous revenons ici sur les circonstances de l’identification de l’objet volé et sur la manière, tout à fait commune, dont le bien volé a pu être vendu.

Photographie de la restitution à l’ambassade d’Espagne à Rome (© Comando Carabinieri per la Tutela del Patrimonio Culturale, publiée dans The Journal of Cultural Heritage Crime, 10 février 2025).

Travail de recherche exploratoire sur le marché de l’art à partir de janvier 2022

À partir de janvier 2022, nous avons commencé à suivre des ventes afin de voir dans quelle mesure il serait ou non pertinent d’intégrer des objets du marché de l’art à nos recherches sur des objets romains, qui, depuis deux décennies, concernent les provenances, mais pour des pièces conservées dans des musées ou dans des réserves archéologiques. Nous pensions que des objets du marché de l’art pouvaient éclairer d’un jour nouveau des provenances sur des objets archéologiques de nos musées et inversement. Nous nous demandions par ailleurs s’il serait possible d’identifier sur le marché des objets « perdus » pour les scientifiques (dont les pièces volées ne constituent qu’une partie). La réponse est positive et, depuis, nous avons largement expérimenté toute la pertinence d’entreprendre des recherches de provenance globales qui intègrent tant les collections publiques que privées et qui permettent de reconnecter un objet avec des données bibliographiques ou d’archives ou avec un autre objet1. Si notre intérêt premier concerne les musées archéologiques de Lyon et de Vienne, en partant des objets du marché de l’art nous avons fait des liens avec des collections d’autres musées, en France comme à l’étranger. Nous nous intéressons principalement aux pièces lapidaires gréco-romaines, sans nous interdire pour autant des recherches sur d’autres mobiliers (exemple avec les plaques du palais de Ghazni en Afghanistan).

Identification d’une pièce volée à Mérida en janvier 2022

Dès le début de nos explorations, nous avons fait la découverte d’une pièce archéologique volée, dans une vente aux enchères. Selon la notice, un petit autel funéraire romain en marbre provenait d’une collection privée espagnole antérieure à 1970. Suite à un prétendu héritage familial, l’objet avait été vendu en 2019, sans précision sur la date et le lieu de vente. En janvier 2022, l’acheteur espagnol de 2019 le vendait à son tour sur une plateforme d’enchères en ligne. Cette dernière met en vente chaque semaine plus de 75.000 objets divers sélectionnés par des « experts » qui, selon l’entreprise, « ont des connaissances approfondies dans leur domaine respectif ».
Pour le nouvel acheteur potentiel de l’autel romain, plusieurs éléments de la notice étaient rassurants :
– la mention d’une acquisition ancienne, antérieure à la Convention de l’Unesco de 1970, qui a surtout valeur de symbole ;
– le fait que la vente se faisait sous le contrôle d’une « experte » ;
– l’attestation du vendeur, qui, comme pour toutes les ventes de biens culturels sur ce site de e-commerce « garanti[ssai]t qu’il a[vait] acquis cette pièce conformément à toutes les lois nationales et internationales relatives à la propriété des biens culturels » ;
– l’assurance que le vendeur aura tous les permis nécessaires ;
– l’attestation enfin que la société de vente avait « vu » les factures et la déclaration de provenance.

L’objet a ainsi été acheté par un collectionneur – sans doute de bonne foi comme probablement le vendeur – pour 5.650 euros (estimation 10.000-12.000 euros). Nous avons appris par la presse plus tard que le collectionneur était italien et que la pièce avait ainsi voyagé de l’Espagne à l’Italie.
L’acheteur malchanceux n’est sans doute pas un chercheur car un chercheur aurait tout de suite remarqué que le vocabulaire de la notice était inadéquat (« stèle » au lieu d’autel), que la transcription et la traduction étaient incomplètes et non académiques et que rien dans la notice ne permettait de vérifier les données de la provenance sans compter qu’aucune facture n’était montrée avant la vente, ce qui est malheureusement habituel. Quand bien même l’intéressé aurait disposé de la facture de 2019, elle aurait été sans intérêt pour attester la légalité de la vente. En outre, si une expérience sur le marché de l’art peut suppléer à une absence de formation académique en Histoire de l’Art et Archéologie de l’ experte, en revanche le nombre important d’objets divers et de différentes aires géographiques et périodes mis en vente chaque semaine dont l’experte a la charge (objets préhistoriques, assyriens, égyptiens, de Grèce cycladique/classique/hellénistique/romaine, phéniciens, « celtiques », romains, de la Chine ancienne, du Gandhara, byzantins, vikings, islamiques, cambodgiens, précolombiens, etc.) rend difficile, voire impossible, la réalisation de vérifications minutieuses de provenance sur chaque objet, par des recherches dans les publications scientifiques, notamment en bibliothèque. D’ailleurs, comme souligné précédemment, la notice ne stipulait pas explicitement que la provenance avait été vérifiée ou examinée, mais simplement que la « déclaration de provenance [avait été] vue », comme la facture : « Invoice seen by (…). Provenance statement seen by (…).

C’est cette vérification que nous avons réalisée sur l’objet. L’autel funéraire étant inscrit, il était ici aisé pour un chercheur antiquisant de vérifier si l’objet avait déjà été publié, ce qui est le cas (AE, 1997, n° 780). Un article espagnol rédigé par A. M. Canto, A. Bejarano et F. Palma rendait compte des découvertes réalisées lors d’une fouille de mausolée à Mérida en 1994. Daté du IIIe siècle, l’autel a été trouvé en remploi dans un remblai de sol, ce qui explique qu’il présentait quelques vestiges de mortier sur la surface (Canto et al., 1997, p. 292). Par chance, l’autel était illustré dans l’article, ce qui ne laissait guère de doute sur l’identité entre l’objet exhumé dans des fouilles officielles en 1994 et l’objet provenant prétendument d’une collection familiale antérieure à 1970. Aussi, quand bien même l’autel ne figurait sur aucune liste d’objets volés accessible au public, une recherche épigraphique pouvait facilement conduire à identifier un objet volé dans une réserve archéologique à Mérida, là où il fut déposé après sa découverte.

Photographie de l’autel funéraire trouvé en remploi dans la fouille d’un mausolée en 1994 (Canto et al., 1997, pl. 48).

Plus tard, en 2025, au moment de la restitution de l’Italie à l’Espagne, nous avons appris par la presse que le vol de l’autel daterait de 1996 et qu’une plainte avait été déposée à la police espagnole, le 5 décembre 2013 (articles du 10 février 2025 dans 20minutos). Au moment de la parution de l’article, en 1997, il semblerait que l’objet n’était alors déjà plus dans les réserves archéologiques.

Des ventes d’objets volés rendues possibles par manque de vérification

Pour cette plateforme de vente, qui est développée à l’échelle mondiale, comme pour d’autres sociétés, il y aurait sans doute un intérêt de donner du temps à leurs experts pour faire les vérifications indispensables sur les provenances, les factures et l’authenticité des pièces, mais aussi une nécessité d’employer une batterie de spécialistes, car personne, avec ou sans formation académique poussée, ne peut maîtriser les outils de recherche, la bibliographie et des connaissances de base pour chaque type d’objets d’univers si différents rangés dans une vaste catégorie d’objets archéologiques. Rappelons en effet que tous les archéologues sont spécialisés au minimum dans une aire géographique et une période chronologique de l’histoire et qu’il existe des spécialistes pour chaque type d’objets d’une zone géographique donnée et dans une période en particulier.
On le voit avec cet exemple, tout à fait banal car représentatif, que c’est en partie devant nos yeux, avec une facilité confondante, que la vente d’objets illicites est réalisée. Dans bien des cas, la méthode est simple : lors de la première vente (pour laquelle nous n’avons ici aucun renseignement), il suffit au propriétaire illégitime de ne pas indiquer de provenance ou d’en inventer une. L’objet vivra ensuite une longue vie de ventes et d’achats successifs qui contribueront à donner une histoire de collection et à blanchir l’objet et ce d’autant plus simplement que les vérifications sur la légalité de la première vente sont insuffisantes.

Le premier d’une longue liste d’objets problématiques identifiés

La découverte de cet objet volé au début de nos explorations sur le marché de l’art a sans doute eu une incidence sur une des orientations du programme que nous menons actuellement sur les recherches de provenances sur le marché de l’art et dans les musées, le projet « Osiris, rassembler l’épars » (laboratoire Luhcie à l’Université de Grenoble). L’autel funéraire de Mérida n’est ainsi que le premier objet volé identifié d’une série, qui ne s’arrête pas. En plus des objets volés/exportés illégalement, provenant jusqu’ici de huit pays (Argentine, Espagne, Algérie, Italie, Liban, Syrie, Afghanistan, un pays d’Europe de l’Est), le projet Osiris a par ailleurs conduit à l’identification d’un bien vendu sous la contrainte par les nazis dans un huitième pays, que nous avons signalé en 2024 à des collègues d’un musée, et à l’identification de pièces archéologiques issues de fouilles clandestines sur deux sites d’un neuvième pays (une partie a été signalée en 2023 auprès des autorités du pays). Nous nous intéressons par ailleurs aux faux qui pullulent sur le marché, non pas pour les publier (nous en voyons des milliers en vente chaque semaine), mais pour comprendre plus largement le phénomène de constitution et de vente de faux.

Malheureusement, nos recherches menées dans un cadre universitaire mettent aussi en lumière des erreurs de restitutions et nous serions heureuse si les institutions concernées acceptaient de collaborer avec nous pour réexaminer des affaires considérées, selon nous à tort, comme closes. Quelques-unes des découvertes de ventes frauduleuses ou d’objets non pillés ont été publiées (Fellague 2024a, 2024b, 2024c, 2024d et 2025) ; d’autres, inédites, pourront être présentées sur le site du Collectif CPRProvenances.

Nous remercions les collègues espagnols (archéologues et membres du musée de Mérida) à qui nous avons signalé la vente ainsi que la police espagnole pour son amabilité et son travail (Brigada de Patrimonio Histórico). Nous nous réjouissons par ailleurs de la collaboration effective entre les polices espagnole et italienne pour la résolution de l’affaire. Merci enfin à l’équipe éditoriale du blog du CPRProvenances.

Bibliographie

  • AE : L’Année épigraphique (revue, fondée en 1888, qui répertorie, chaque année, toutes les nouvelles publications d’inscriptions latines dans le monde).
  • CANTO, Alicia M., BEJARANO, Ana, PALMA, Félix, « El mausoleo del dintel de los Ríos de Mérida, Revve Anabaraecus y el culto de Confluencia », Madrider Mitteilungen, 38, 1997, p. 247-294 et fig. 1-10.
  • FELLAGUE, Djamila, « Pèlerinage à Rome, fouilles clandestines sur la via Appia et omission du chercheur », article soumis en février 2025.
  • FELLAGUE, Djamila, « Pièces archéologiques du palais royal de Ghazni (Afghanistan) aux enchères. À propos de deux ventes récentes, en Angleterre et aux États-Unis », Le blog du CPRProvenances, 4 février 2025.
  • FELLAGUE, Djamila, « Algérie. Des sculptures romaines volées retrouvent leur identité », Archéologia, 635 (octobre 2024), 2024(a), p. 18-19.
  • FELLAGUE, Djamila, « Des mosaïques pillées puis vendues en France ? », Archéologia, 631 (mai 2024), 2024(b), p. 12-13.
  • FELLAGUE, Djamila, « Expertise scientifique et trafic d’antiquités : des copies remises au Liban ? », Archéologia, 629 (mars 2024), 2024(c), p. 48-55.
  • FELLAGUE, Djamila, « Deux sculptures volées au Liban récemment identifiées », Archéologia, 628 (février 2024), 2024(d), p. 21.

Image à la une: Photographie de la restitution à l’ambassade d’Espagne à Rome (© Commando Carabinieri per la Tutela del Patrimonio Culturale, publiée dans The Journal of Cultural Heritage Crime, 10 février 2025).

1 Nous nous intéressons ainsi à des recompositions d’ensemble avec des fragments dispersés dont certaines seront réalisées en 3D, grâce à la précieuse collaboration avec B. Houal.

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Auteur/autrice

Médiation d’un fragment volé, MK&G, Hamburg. (Photo © Constance Jame) Previous post Médiation muséale autour de la recherche de provenance. De Hambourg à l’Afghanistan, la restitution d’un panneau de marbre